jeudi 19 novembre 2015

On ne s’y baigne mêmement jamais deux fois.

[...]
La besogne commença. Ses doigts engourdis par le froid l’empêchaient de manipuler convenablement sa gaffe. Peu de cadavres lui échappaient en général. Autant qu’il put en juger, ceux-ci avaient fait un long périple. Il n’y avait que les plaies par balles et armes blanches comme indice de ce qui se passait en amont, depuis dix ans. Ces constats lui étaient accessoires. Il y avait, pour lui, le froid, l’humidité et le bruit des gaz qui s’échappaient de façon obscène. C’était tout ce qu’il savait. C’était tout ce qu’il désirait savoir. Il en faisait son profit. Le premier qu’il repéra était un soldat, il n’y avait guère que cela. Il ne trouva pas grand-chose sur lui : une montre dont l’étanchéité avait été malmenée par un long séjour humide, très peu d’argent de toute façon sans valeur par ici. Il traîna le corps jusqu’à l’extrémité de son esquif. Au bout de cinq, il se dirigerait vers le ponton fait de vieilles traverses de chemin de fer goudronnées, qui plongeait en pente douce dans l’eau grise. Ce serait par là qu’il remonterait les corps disposés un à un au préalable sur un chariot postal composé de gros tubes soudés et dont la couleur rappelait le mobilier scolaire, dans le temps.
Lorsque le soir tomba, il avait repêché une vingtaine de corps et ce qu’il avait récupéré subviendrait à ses besoins pour quelques jours. D’autres cadavres passèrent que Jauffe négligea au profit de quelques pêcheurs occasionnels, beaucoup plus loin en aval. Il remisa l’une des cordes, près du bosquet, et enroula patiemment l’autre, toujours sur le banc de proue. Le tas de cadavres attendrait le fourgon qui passait habituellement de nuit. La prime de ramassage était modeste. Mais c’était tout de même de l’argent. Il recevait mensuellement le décompte des cadavres et la somme afférente. Le ciel était noir lorsqu’il repartit, sa sacoche pleine de babioles, précédé d’une lampe-torche.
Il n’y eut plus que le discret murmure du vent puis celui, plus présent, du fleuve. Il y avait encore ce froid qui s’apaisait quelque peu, maintenant qu’il n’était plus sur l’eau.
La vie continuait.

Yves Letort, « Une partie de pêche » (p. 80-81)
in Le Fleuve, nouvelles
(illustrations de Céline Brun-Picard)
Le Visage Vert, 2015
(126 p., 13 euros)


1 commentaire:

George WF Weaver a dit…

Merci pour l'ami Yves, Monsieuye !
Poignant, n'est-ce pas ?