Ce n’est pas seulement cette énorme erreur de perspective (ou le refoulement inconscient, ou la décision prise d’effacer de sa vision une perspective qu’il rejetait) qui rendit Fourier inapplicable. Une anxieuse volonté d’explorer dans sa totalité l’univers envahit ses œuvres confuses, à la structure labyrinthique, dont les subdivisions complexes donnent naissance à une concrétion proliférante de préfaces, d’intermèdes et de conclusions, définis par une terminologie d’une inépuisable richesse, telle que : Prolégomènes, Préambule, Intermède, Cislégomènes, Extraduction, Arrière-Propos, sans compter les divers Antienne, Cis-Médiante, Trans-Médiante, Intrapause, Cis-Lude, Ulter-pause, Ultralogue, Ultienne, Postienne, Postambule, etc. A cela s’ajoutent répertoires et tableaux synoptiques disposés suivant une numérotation particulière, où les chiffres alternent avec des signes graphiques spéciaux destinés à indiquer le pivot ou centre de la Série (d’où partent les deux ailes et les deux ailerons, ascendants et descendants) et l’ambigu, ou point de transition entre deux Séries, disposition qui peut même correspondre à une échelle musicale, avec ses accords en majeur et mineur. Or ces bizarreries formelles sont en parfaite cohérence avec le flux des raisonnements qui déborde en tous sens, parmi les renvois continuels à une œuvre future où les choses fondamentales seraient enfin dites.
Qu’est-ce qui distingue donc cette œuvre des innombrables paperasses de graphomanes fous, fondateurs de systèmes universels qui continuent à s’entasser dans les bureaux des éditeurs et des revues, de ces œuvres de philosophes incompris et cosmologues du dimanche que Raymond Queneau (grand lecteur de Fourier, d’ailleurs) s’était proposé, dans sa jeunesse, de recenser en dépouillant les catalogues de la Bibliothèque nationale ?
Plus encore que la vision d’une société vouée aux fêtes et aux cortèges, aux costumes ornés de plumes et de rubans, se défiant dans des guerres gastronomiques et galantes, domestiquant les zèbres et les autruches, ce sont les prophéties cosmologiques qui ont chez Fourier excité les railleurs : l’aurore boréale devenue perpétuelle et adoucissant le climat de toute la planète ; la mer acquérant un goût de limonade ; la lune, détruite depuis longtemps par les miasmes terrestres, remplacée par cinq lunes plus petites ; des animaux utiles à l’homme – l’anti-lion, l’anti-baleine, l’anti-crocodile – prenant la place des plus épouvantables bêtes sauvages.
Italo Calvino
La Machine Littérature (Seuil, 1984)
« Pour Fourier » (p. 171 à 208)
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