[…] et je n’exagère pas si j’affirme que mon histoire a commencé là, que c’est à partir de ce désamour que j’ai ébauché la Grande Idée selon laquelle, si cela ne tenait qu’à nous, nous chasserions les lecteurs de la bibliothèque comme on chasse les porcs d’une bijouterie, car les bijouteries sont remplis de porcs, et vous devez prendre cela au pied de la lettre, mais bon, je vous expliquerai pourquoi plus tard, le fait est que nous ne devrions laisser personne s’approcher des livres, les livres devraient rester, tel était notre rêve, à leur place, soigneusement rangés, et ainsi nous pourrions créer, pour poursuivre mon rêve, un Paradis du Savoir que rien ne viendrait troubler, non, pas seulement du savoir mais de tout ce qui s’y rapporte, et dont nous, les bibliothécaires, qui n’en sommes pas les auteurs, serions chargés d’assurer la protection, d’un côté il y aurait donc les lecteurs, je parle toujours de mon rêve, qui tenteraient chaque jour de pénétrer à l’intérieur de la bibliothèque, avec l’intention d’y consulter des ouvrages sur place, ou carrément de les emprunter, mais ne pourraient ni entrer, ni consulter, ni carrément emprunter puisque, de l’autre côté, les bibliothèques seraient FERMÉES, et définitivement, les livres seraient non dérangés, non lus, oh, dieux du ciel, c’était si beau, ne serait-ce que de l’imaginer […]
Petits Travaux pour un palais
« Pénétrer la folie des autres »
László Krasznahorkai
traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly
Cambourakis
112 p., 2024
[p. 18-19]