samedi 30 octobre 2021

craduction

Dans sa « note introductive », Antoine Brea nous rencarde :

    « Bien sûr Dante a le genre d’humour à la Buster Keaton : c’est un visage de bois. Son comique réside essentiellement dans le contraste. Contraste entre la langue ou plutôt les langues vulgaires employées et la théologie édifiante du poème. […]
    « Partant de cette perception plaisante certes d’abord diffuse, me voilà donc laissant libre cours à une “vulgaire parlure” personnelle remontée en partie de l’enfance, en partie d’autres grands auteurs que j’aime, et des vieux répertoires de chansons populaires, du rap que j’écoutais plus jeune, du roman noir que je lis encore, de la bibliothèque de mes parents, des dictionnaires d’argot que je collectionne, tout ça mâtiné d’archaïsmes et d’antépositions comme dans Thierry la Fronde ou dans Les Visiteurs. Tout ça censé restituer Dante. »


Sans moisir, il embraye d’un coup — c’est parti (chant 1, 37-54) :

On était juste au début du matin,
le soleil s’haussait aux constellations
qu’il côtoyait quand tout était éteint

et que l’Amour les mit en rotation ;
si bien qu’à l’entrain quand même me pousse,
face à ce fauve aux gaies colorations,
 
l’heure du luisant et la saison douce.
Mais trop peu pour que les foies ne m’harponnent
à la vue m’arrivant d’un lion de brousse :

on dirait qu’il fonce dans ma personne,
haute la trogne, en rogne, inassouvi,
et que tout l’air alentour en frissonne !

Puis une louve qui, de mille envies,
se voyait obèse dans sa maigreur
(à mille gens ayant pourri la vie)
 
me mit à son tour en telle stupeur
par l’horreur de sa pure apparition
que j’en paumai mon besoin des hauteurs.


Pour boucler — un glossaire in fine —, BreA nous affranchit : les foies, c’est la peur ; les salsifis, c’est les doigts ; la gourance, l’erreur ; les radis, des ronds — avec des citations tirées des meilleurs auteurs que vous ne trouverez pas même dans Littré.

 
L’Enfer de Dante mis en vulgaire parlure
Antoine Brea
Le Quartanier, 2021
(402 p., 23 €)


dimanche 24 octobre 2021

Ubik


Les citations ont un intérêt particulier dans la mesure où nous ne notons jamais que nos propres paroles quel que soit celui qui les a écrites. Le « quel que soit », c’est le citateur lui-même mais sous d’autres traits, à une autre époque, en d’autres circonstances.


Marcel Cohen
Autoportrait en lecteur
Éric Pesty Éditeur / Héros-Limite, 2017
[p. 9, exergue]

 




mercredi 20 octobre 2021

Vous avez raté la sortie ?

nov. 2020, 208 p., 20 euros


Retrouvez-le, retrouvez-moi, retrouvez-nous, ce dimanche au Marché dit « de la poésie »

Place Saint-Sulpice (Paris)

Dimanche 24 octobre, à 15 heures, sur le stand — 110-112 — des éditions NOUS

 

 

samedi 16 octobre 2021

passage obligé

 
« Pour Benjamin, la citation est la clé de voûte de son dispositif de lecteur. Non pas la citation comme simple exposition de la pensée de l’autre, mais la citation comme geste d’appropriation. Si le lecteur prélève des fragments du passé, c’est parce qu’il est animé par cette mission de sauvetage. C’est tout l’enjeu du Livre des passages, au point que certains lecteurs, comme Adorno, ont pu penser que Benjamin, dans la version achevée, s’abstiendrait de toute écriture propre, se contentant de manifester sa pensée par l’articulation et le montage de celle des autres, au sens cinématographique du terme. »

Bruno Tackels, « Walter Benjamin, lecteur absolu »
Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 41, « L’homme qui lit », 2012, p. 8
 

dimanche 10 octobre 2021

le Liseur

Odilon Redon
le Liseur, 1892
(lithographie)


« Je ne vis jamais vieillard plus beau : sur le visage pas une ride et un front tout pur. […] Parce que Bresdin était le plus grand liseur que j’aie connu. Un livre ouvert, il ne s’arrêtait qu’à la fin. L’aurore se lève, la chandelle s’éteint, il lit encore… »

Odilon Redon, sur Rodolphe Bresdin, lequel fut son maître, l’initiant à la gravure.

 

mardi 5 octobre 2021

8888888

  @33   Idée de la distinction

[…] Par exemple il n’y a aucun mal à concevoir le nombre 1014, indépendamment de la difficulté à compter effectivement depuis le nombre 1. On « voit » bien, par la pensée, où il se trouve dans la séquence, et on peut l’écrire sans mal dans la notation de position, qui indique les pas à faire pour l’atteindre : 1, suivi de 14 zéros. Mais le nombre 915, celui qui est 9 multiplié par lui-même 15 fois ? Quel est son visage génétique, le seul qu’on est en droit de lui accorder réel, dans cette conception du nombre ? 
Les ordinateurs, peut-être, nous le diront ; certes ; mais ils ne nous diront pas quel est le nombre génétique représenté comme le résultat de la somme 1753 + 5317. De ce point de vue, les très grands nombres sont frappés de gêne, sinon d’impuissance arithmétique.

@34   Recompter

Ce n’est pas tout. Supposons que vous me disiez : « Voilà le nombre 8888888, je l’ai compté ; le voilà. » Je vous dis : « Vraiment ? Voyons un peu cela. Pourriez-vous recompter, s’il vous plaît ? »

Jacques Roubaud, « Le Nombre d’Opalka »
in Roman Opalka, Christine Savinel, Jacques Roubaud, Bernard Noël, éditions Dis Voir, 1996, p. 38-39


 

samedi 2 octobre 2021

grand nombre : pour suivre...


« Il y a quelques années, Morellet a essayé de le décourager en lui apprenant que le nombre qui s’écrit [99]9, c’est-à-dire neuf puissance neuf à la puissance neuf, qui est le plus grand nombre que l’on puisse écrire en se servant uniquement de trois chiffres, aurait, si on l’écrivait en entier, trois cent soixante-neuf millions de chiffres, qu’à raison d’un chiffre par seconde, on en aurait pour onze ans à l’écrire, et qu’en comptant deux chiffres par centimètre, le nombre aurait mille huit cent quarante-cinq kilomètres de long ! »

Georges Perec

La Vie mode d’emploi

chap. XV, « Smautf (chambres de bonne, 5) »

(P.O.L, 1978, p. 86)