mercredi 15 décembre 2021

œ(il/uf)

 

 
 
 

La série des déplacements métonymiques, dans l’Histoire de l’œil, a pour fonction de montrer que le désiré n’est jamais ceci ou cela, mais toujours à côté de ceci, à côté de cela. Le regard amoureux, l’œil de l’amante, ne se chargent de sens, de signification érotique, que pour autant qu’ils sont immédiatement déplacés vers autre chose (« différés ») ; d’où la série des déplacements et des médiations : de l’œil on passe à l’œuf, puis à l’anus, puis au testicule, puis à la vulve, où Simone introduit, à la fin du roman, l’œil qu’on vient d’arracher à un prêtre ; c’est alors, contemplant le sexe de Simone qui entoure l’œil du prêtre, que le héros revoit soudain le regard de Marcelle, son amante. À travers ses différentes pérégrinations, le sens érotique est revenu à l’objet qui lui a servi de point de départ ; mais entre-temps il a circulé, et n’aurait pas eu lieu s’il n’avait ainsi circulé : car la signification érotique n’est pas sise en l’œil de l’amante, mais dans le chemin qui le conduit à l’œil énucléé d’un homme, glissé dans la vulve d’une autre femme. Comme le dit Michel Sardou en son langage : « Elle court, elle court, la maladie d’amour. » Tel en tout cas court le sens. Il y a un cycle du sens, un flux, un courant ; le sens n’est ni ici ni là, le sens est ce qui « passe », et c’est se condamner à le manquer que de prétendre l’arrêter pour s’en saisir.

Clément Rosset
Le Réel. Traité de l’idiotie
Éd. de Minuit, 1977, p. 56-57

 




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