& voyez comme c’est faute d’examiner ce qu’il a entre les mains que le lecteur sur tablette ne réalise pas que ce qu’il fait ainsi apparaître à volonté n’est qu’un spectre, un désincarné qui retournera à l’opacité de son infra-monde numérique sitôt désactivé ; que ce n’est pas en réalité comme on lui a vendu, la même chose seulement en plus pratique, avec davantage de facilité de disposition : cela ne le trouble pas que ses « livres » réapparaissent à l’écran toujours aussi neufs et intacts que s’il ne les avait pas lus, sans aucun souvenir de lui et de ce qu’il les ait lus, ni que leurs « pages » s’en effacent de son cerveau à mesure qu’elles s’y succèdent, et qu’ainsi rien ne s’en incorpore ; qu’elles n’ont pas cette existence matérielle qui permet à l’esprit d’entrer en contact avec les choses et de s’y déchiffrer ; et il ne lui vient pas à l’esprit que ce serait différent si les mots continuaient d’exister imprimés sur la page en papier après qu’il l’a tournée, et qu’il y soient encore des années plus tard quand on les y retrouve marqués d’un ticket d’autobus ; ni que ces volumes tous ensemble dans leur présence matérielle lui seraient une civilisation à domicile, que leur accumulation sur les rayonnages et finalement à se répandre un peu partout l’environnerait d’un micro-climat de pensées et d’imaginations, de significations possibles quant à sa destination dans le cours de cette vie, dans un monde qui serait plus durable que lui.
Baudouin de Bodinat
op. cit. (2015, p. 80)