Les rêves de la modernité littéraire sont pleins de prisonniers, Sade à la Bastille ou à Charenton, Ezra Pound dans une cage, puis à l’hôpital Sainte-Élisabeth de Washington, Artaud à Rodez, Jean Genet à Fresnes, Soljenitsyne au goulag, Desnos à Buchenval et à Auschwitz, Dostoïeski en Sibérie, Kafka séquestré dans Prague, la « petite mère [qui] a des griffes », Proust entre ses murs de liège, la cohorte grossissant des persécutés d’Amérique latine ou d’Europe de l’Est, Céline enfin, dans les glaces du Danemark, puis reclus à Meudon. Rares ceux qui ont échappé à cette dimension carcérale par laquelle notre temps met la parole au plus près de la délinquance, l’écrit dans la claustration, le verbe sous le triple signe du bagne, de la psychiatrie, de la solitude mortelle. Au fil du XXe siècle s’est ainsi révélé le monde nouveau dans lequel il nous faut vivre et dont la littérature s’est faite seule l’historienne, un monde de verrous et de galères sous l’œil des satellites, des radars et des missiles, un monde de châtiments et d’ossuaires, où la politique désormais n’est plus que le rythme des cortèges de réfugiés, des croisements de bateaux et de trains charriant leurs déportés, des abattoirs de plus en plus spectaculaires – écho par-dessus les hommes de la jouissance mortelle de leur maître.
Philippe Muray, Céline
Seuil, « Tel Quel », 1981
incipit (hors la préface), p. 29
